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Un disque, un jour: Will The Circle Be Unbroken (1972)

The Nitty Gritty Dirt Band presents "Will The circle Be Unbroken" (1972)

 


Lundi 26 novembre 1973, La Discothèque, rue des Ponts à Nancy. Un endroit que j'ai beaucoup fréquenté entre novembre 1970 et décembre 1974. Aujourd'hui, un pressing à dû remplacer ce haut lieu de ma culture musicale.


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"Will the circle be unbroken", l'album, est un disque (triple album vinyle) qui a changé le cours de l'histoire de la musique. De ma petite histoire à moi, parce qu'il m'a emmené vers des horizons que je ne soupçonnais pas jusque là, mais aussi de l'histoire de la musique (et plus précisément de la country music) dans la mesure où il a fait se rencontrer deux univers qui s'ignoraient, se tournaient le dos,  alors qu'au fond ils ne faisaient qu'un.

"Will the circle be unbroken", la chanson, est un chant traditionnel, tendance gospel, que des générations entières (communautés blanches et noires) ont chanté, notamment pendant les cérémonies d'obsèques. Le sous-titre du disque "Music forms a new circle" résume bien l'objectif du projet, car il s'agit d'un projet avec une vraie ambition. Refermer le cercle brisé, assurer le passage de témoin entre une génération qui s'en allait et les suivantes.

Situons nous au debut des années 70. La country music s'était enfermée dans une espèce de ghetto, avec ses différentes tendances, dont le bluegrass. Elle avait une image (pas infondée) "plouc", traditionnaliste (au sens péjoratif du terme), voire réactionnaire. Faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on n'aimait pas trop les jeunes, les noirs ou les chevelus. Le mouvement "outlaws" (Waylon Jennings, Kris Kristofferson, Willie Nelson, Steve Young et quelques autres) commençait seulement à voir le jour, en réaction à l'establishment de Nashville. Bien sûr, il y avait eu Hank Williams, il y avait Johnny Cash (qui, par June interposée, faisait le lien avec la Carter Family). Bien sûr, il y avait ce qu'on appelait le country-rock, parfois de manière abusive (Crosby, Stills & Nash étaient plutôt un trio de folk-rock): les Byrds avec Gram Parsons ("Sweetheart of the Rodeo"),  les Flying Burrito Brothers (toujours Gram Parsons), Bob Dylan ("Nashville Skyline"), Poco avec Rusty Young et sa pedal steel guitar magique et Eagles (dont le seul élément véritablement country était Bernie Leadon) n'existait que comme backing-group de Linda Ronstadt. Mais dans l'ensemble, les barrières étaient là. D'un côté, les anciens avec les idées aussi courtes que les cheveux, et de l'autre les jeunes, chevelus et drogués. Aux uns les violons aseptisés, aux autres les guitares électriques dont le bruit n'était destiné qu'à masquer l'incompétence de ceux qui les maniaient. C'était du moins ainsi que l'on se voyait, chacun de son côté.

Heureusement, certains pensaient autrement. Surtout du côté des plus jeunes, car beaucoup venaient de familles où la tradition musicale était omniprésente et appréciaient ainsi le répertoire des anciens et sa richesse.

Le Nitty Gritty Dirt Band était un groupe formé au milieu des sixties, une bande de copains qui avait démarré dans le style jug band (avec des intruments comme le washboard). Sa composition avait évolué avec notamment Jackson Browne puis Chris Darrow avant de se séparer puis de se reformer en 1970 avec un nouveau line-up: Jeff Hanna, Jimmie Fadden, Les Thompson (tous trois membres fondateurs aux côtés du précité Jackson Browne), John McEuen, Jim Ibbotson. Un disque était né: "Uncle Charlie & his dog Teddy" qui marquait un tournant: le répertoire allait du rock ("Rave on" de Buddy Holly) au bluegrass, et l'instrumentation allait de pair (mandoline, violon ou banjo voisinaient sans choquer avec batterie et guitare électrique). Ce disque, grâce au succès de la reprise de "Mr. Bojangles" de Jerry Jeff Walker, allait vraiment lancer la carrière du groupe. Un autre album, "All the good times" était en cours de réalisation.

C'était sans doute le moment de lancer le projet qui avait germé quelque temps plus tôt dans les esprits fertiles des membres du NGDB (et surtout de leur producteur William McEuen): réunir en studio les anciens et les nouveaux, jeter un pont entre les générations, faire se parler entre eux des artistes qui aimaient la même musique – la country music – mais qui, en plus d'une forme de surdité, avaient des œillères. Faire en sorte que la musique soit un cercle.

Des contacts furent pris, des invitations lancées, des refus essuyés. Convaincre Mother Maybelle Carter (membre de la Carter Family originelle et belle-mère de Johnny Cash) ne fut pas difficile (d'autant que la chanson "Will The Circle Be Unbroken" avait été copyrightée par A.P. Carter). En revanche, pour d'autres ce fut impossible. On dit notamment que le "parrain" du bluegrass, Bill Monroe, a eu une réaction plutôt horrifiée. Roy Acuff, surnommé pendant plus de 60 ans "the king of country music" finit par se laisser convaincre et ce fut sans doute l'élément déterminant. D'abord parce que, comme artiste (violoniste et chanteur il avait été la seule superstar du genre après Jimmie Rodgers et avant Hank Williams), à près de 70 ans, il était respecté par tous. Et puis aussi parce que c'était un homme d'affaires redoutable et que, comme A.P. Carter, il avait compris que l'édition musicale pouvait être une mine d'or. Avec Fred Rose, il avait donc fondé la compagnie Acuff-Rose qui détenait les droits d'une grande partie du répertoire de beaucoup d'artistes: Hank Williams, Roy Orbison, The Everly Brothers, etc. La persuasion de Wesley Rose, dirigeant de cette compagnie l'emporta, ce qui convainquit sans doute d'autres de le suivre: le mandoliniste-chanteur Jimmy Martin, les guitaristes-chanteurs Merle Travis et Doc Watson, le banjoman Earl Scruggs, le bassiste Roy "Junior" Huskey (décédé en 1971 peu après la fin de l'enregistrement), les dobroïstes Norman Blake ou Pete "Oswald" Kirby et celui qui allait être la révélation du disque, le violoniste Vassar Clements.

Ce furent les premières rencontres: les "jeunes" étaient inquiets, voire angoissés, les "anciens" étaient réservés et méfiants. Mais, très vite, la glace se rompit et, au-delà des différences la passion commune l'emporta.

Pour Roy Acuff, un peu gêné: "On est supposé connaître un homme à l'aspect de son visage" dit-il, s'efforçant d'être poli, "mais que penser quand le visage est tout couvert de quelque chose… En fait, je vais vous dire: ce sont de charmants jeunes gens, pour être honnête avec vous. Je ne peux pas vous dire s'ils étaient jeunes ou vieux, mais ils étaient très intéressants et savaient certainement ce qu'ils faisaient".

Pour Jimmy Martin, leader d'un groupe bluegrass, ce fut même l'enthousiasme: "Si l'on pouvait engager des gens comme eux pour partir sur la route, aucun mot ne pourrait dire ce qu'on serait capable de faire". Il ajouta: "Mais je n'en trouve aucun comme eux. Prenez les joueurs de banjo, par exemple. On dirait que les miens sont toujours endormis. Je vous parie que le mien dort chez lui à l'heure qu'il est"

Le reste appartient à l'histoire. Le résultat: 6 faces sans un temps mort, sans un instant de remplissage. Dès la première note de "Grand Ole Opry Song", on comprend que la fusion est totale, que les anciens et les nouveaux non seulement unifient un genre musical mais lui donnent une nouvelle naissance, une nouvelle légitimité. On sait que l'on vit un évènement. On entend la country music et le bluegrass dans ce qu'ils peuvent donner de mieux. Jimmy Martin a donné le ton avec déjà le violon magique de Vassar Clements en évidence. Mother Maybelle Carter prend le relais avec "Keep On The Sunny Side" (qu'on retrouvera beaucoup plus tard dans "O Brother"). Puis c'est Earl Scruggs qui arrive avec son banjo et son jeune fils Randy à la guitare dans "Nashville Blues". Et Roy Acuff pour "The Precious Jewel", Merle Travis" pour "Dark As A Dungeon", Doc Watson dans "Tennessee Stud". Je pourrais citer tous les titres de l'album, chacun constituant un moment unique.

À noter 3 reprises de Hank Williams: "I Saw The Light", "Honky Tonkin'" et "Honky Tonk Blues". Une face (à l'origine) constituée de 8 instrumentaux essentiellement bluegrass dans lesquels le talent de Vassar Clements éclate, au niveau de celui du célébrissime (dans le milieu) banjoïste Earl Scruggs (qui avait fait ses armes avec les Bluegrass Boys de Bill Monroe). Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter l'interprétation d'un titre pourtant déjà enregistré par des dizaines d'artistes, "Orange Blossom Special", auquel il donne une nouvelle jeunesse.

Et puis il y a "Sailin' On To Hawaii", un instrumental au dobro (rare à l'époque) d'une grande beauté , signé Pete "Oswald" Kirby.

Il y a aussi un moment d'émotion pure: "Doc Watson & Merle Travis First Meeting", dialogue entre les deux guitaristes qui se rencontraient pour la première fois. Étonnant quand on sait que le Doc a prénommé son fils Merle en hommage à Merle Travis (le plus grand du style finger-picking - le Travis-picking - avec/avant Chet Atkins et Doc Watson qu'il a largement influencés), espérant qu'il hériterait un peu de son talent (Merle Watson fut d'ailleurs un guitariste de qualité, qui enregistra seul ou avec son père, avant de trouver la mort bêtement dans un accident de tracteur, en labourant son champ).

Et je ne peux pas ne pas citer "Wildwood Flower" (que l'on retrouve chanté par Reese Witherspoon / June Carter dans "Walk The Line") dont la mélodie tourne régulièrement dans ma tête depuis plus de 30 ans.

L'apothéose survient avec "Will The Circle Be Unbroken" (la chanson) où Mother Maybelle chante le premier couplet, rejointe par tout le monde pour le refrain, avant de céder la voix à Jimmy Martin, puis à Roy Acuff. L'harmonie est totale et, d'un point de vue technique, une seule prise a suffit.

L'album se conclut par un moment de calme et de beauté: une reprise instrumentale à la seule guitare acoustique de "Both sides Now" de Joni Mitchell. Et pour mieux symboliser le passage de la flamme entre les générations, c'est Randy Scruggs, le fils d'Earl, qui en est l'interprète.

Ce disque a changé l'histoire parce que, au-delà de sa qualité intrinsèque, il a été le premier disque de country music écouté massivement aux U.S.A. par des gens de moins de 30 ans. Il a ouvert les portes entre les générations, ce que les autres tentatives n'avaient pas réussi à faire.

À titre personnel, je ne connaissais pas grand chose de la country music et encore moins du bluegrass à l'époque. Les noms que j'ai cités plus haut et peu d'autres: New Riders of the Purple Sage (groupe lié au départ à Grateful Dead) ou Commander Cody & his Lost Planet Airmen (qui mêlait joyeusement rock 'n' roll, country pour chauffeurs routiers et western swing) et c'était tout. Je ne savais pas à l'époque que Clarence White, Chris Hillman ou Gene Parsons des Byrds, Jerry Garcia de Grateful Dead, Peter Rowan de Seatrain étaient à l'origine des musiciens de bluegrass. Je ne savais pas que celui qui se cachait derrière l'appellation A.P. Carter (crédité comme auteur de nombreux titres) était un des acteurs principaux du développement de la country music. Mais j'ignorais tant de choses…

Ce disque a rééllement marqué pour moi le début d'une passion qui n'est pas près de s'éteindre…

 

Commentaires

  • Le moins que l'on puisse dire, c'est que nous avons là une chronique complète qui nous apprend un tas de choses ! Je crois me souvenir de ce bel objet - un triple 33 tours, c'était tout de même assez rare - et d'un travail impressionnant sur les voix. Enérgique et vivifiant. En tous cas, merci pour ce travail documentaire !

  • Vous me tuez avec vos notes si précises, ultra informatives, c'est passionnant.
    Le NGDB, je ne le connaissais qu'à travers Mr. Bojangles, inspiré du titre de JJ Walker. Je ne connaissais pas leur dimension country, telle que vous la présentez. Je croyais même qu'il s'agissait d'un rassemblement de circonstance, fait pour exploiter le fameux titre, le seul que je connaissais. Les boys bands et leurs reprises, ça déforme, faut croire.
    Un mot sur Bojangles. Peu connue, cette chanson est devenue un très grand succès après le NGDB au point que tout le monde a voulu s'y essayer.
    Je possède au moins 15 versions - je m'amuse à les collectionner - dont une reggae (!), une de Nina Simone (version préférée de Walker selon ses dires), une d'Esther Phillips (la meilleure pour moi) et puis de S. Davis Jr, Georges Mickael, etc.
    Bravo pour cette chronique.

  • Parmi les versions de "Mr. Bojangles", il ne faut pas oublier celle de Bob Dylan.
    Quant au Nitty Gritty Dirt Band, le titre d'un de leurs albums résume ce qu'ils sont": "Partners, Brothers and Friends".

  • Je connais parfaitement ce disque. Je le possède depuis fin 1973. Je l'ai fait découvrir à des amis à l'époque car j'entendais le morceau à la radio. Je l'ai gardé dans ma collection.
    Hugues Auffray le chante aussi mais en français.
    Je voudrais dire aussi qu'Emmylou Harris a dit une fois qu'elle s'en fichait si les radios country de l'époque ne passaient pas ses disques. C'est vrai qu'il y avait plusieurs clans ...
    Bonne soirée.

  • Emmylou Harris qui va passer au Zénith de Paris le 13 juin en duo avec Mark Knopfler, après la sortie le 25 avril de leur album "All the roadrunning".
    Emmylou Harris qui, bien sûr, était présente pour les volumes 2 & 3 de "Will the circle be unbroken". À l'époque du premier, elle était dans la dèche (traduction de "in dire straits") et galérait après la sortie de son premier 33 tours ("Gliding bird", qu'elle a renié depuis) et avant sa rencontre avec Gram Parsons.

  • Merci pour l'information sur la venue d'Emmylou Harris au Zénith de PARIS, en plus en duo avec Mark Knopfler...

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