Vendredi 4 décembre 1992. En ce temps-là, Châlons en Champagne se nommait encore Châlons sur Marne et, là où est désormais la Galerie de l'Hôtel de Ville (GHV), existait alors le Centre de l'Hôtel de Ville (CHV). Au fond de la galerie du CHV, il y avait un magasin de la chaîne franchisée "Madison" qui vendait principalement des CD. Le disquaire était sympathique mais sa culture musicale était loin de la mienne (pas de jugement de valeur dans cette assertion) et, si je continuais à lui rendre viste régulièrement, c'était parce que, de-ci de-là, on trouvait chez lui un album que l'on voyait rarement en rayon dans nos provinces. Deux exemples: "Six-Pack Of Love" de Peter Case et surtout "The Missing Years" de John Prine, trouvés chez Madison dans les mois précédents.
En ce 4 décembre, je parcourais donc distraitement les étagères (peu pratiques pour la consultation des œuvres y rangées dont elles ne laissaient apparaître que la tranche) du rayon pop-rock quand je décidai de jeter un coup d'œil plus approfondi au rayon blues.
Pour ceux qui, comme moi, avaient vécu l'époque dorée des albums en vinyle, le CD était un objet peu attirant. Certes, il présentait beaucoup d'avantages pratiques mais les boîtiers en plastique, scellés de surcroît (et on comprend pourquoi), ne permettaient pas de découvrir réellement les objets exposés à la convoitise du chaland. Combien de "33 tours" ai-je acheté après consultation de la pochette ou du livret intérieur d'un album… Avec le CD, il fallait se contenter des 163 cm² du dos du disque (contre 900 pour le LP en vinyle), auxquels il fallait soustraire l'emplacement du code-barre, la surface que se réservait le label discographique (en gros caractères). Il restait donc peu de place en dehors de la liste des titres et, lorsque plus de renseignements étaient affichés, il fallait souvent un loupe pour les déchiffrer, et je me promenais rarement avec une loupe dans la poche.
Bref, j'en reviens au rayon blues dont je croyais avoir découvert tout ce qui m'intéressait à l'époque: John Lee Hooker, Albert King, Buddy Guy, Lightnin' Hopkins… J'avais aperçu en passant un "Poor Man's Blues" du Tom Russell Band, mais ce nom n'évoquait rien pour moi. Ce jour-là, particulièrement désœuvré, je pris le temps de sortir la chose de son emplacement et de la regarder de plus près. Et, o miracle, à côté du "track listing", en lettres rouges sur fond brun, 4 lignes de présentation et 3 courts extraits de critiques de presse anglo-saxonnes. L'une disait: "Ce disque est sans défaut du début à la fin" (Audio Magazine); bien, mais j'imagine mal M. Philo (de chez Rounder, ce qui aurait dû me mettre la puce à l'oreille) afficher le contraire sur une de ses publications! Une autre affirmait: "Poor Man's Dream confirme ce que beaucoup suspectaient depuis quelque temps: Russell est probablement le meilleur songwriter de la country music actuellement" (The Edmonton Journal); là on apprend au moins que Tom n'est pas un bluesman et qu'il est connu au Canada. La troisième enfonçait le clou en déclarant: "Le musicien peut-être le plus apte à perpétuer le style de Gram Parsons et l'une des voix brillantes de la musique américaine, country ou autre, est Tom Russell" (The Modesto Bee). La messe était dite et, après avoir relu (Avais-je bien compris? Comment pouvais-je ne pas connaître ce Tom Russell?), j'ajoutai ce CD à ma collection (et sans le savoir, j'en commençais une autre car, depuis John Prine, plus de 15 ans avant, je n'avais pas découvert un songwriter américain aussi intéressant, à l'exception de Sammy Walker à la carrière éphémère – mais, je l'espère – encore à suivre).
En fait, j'avais déjà lu, sans y prêter attention, le nom de Mr. Russell dans un entrefilet de Rock & Folk, à l'occasion d'un passage pour un concert à Lyon si je me souviens bien (Tom Russell a par la suite co-écrit "Angel of Lyon" avec son ami Steve Young) et je connaissais une de ses chansons, "Veteran's Day", figurant sur "Poor Man's Dream", reprise par Johnny Cash (sur "Boom Chicka Boom").
À mon retour at home, la première chose que je fis fut d'écouter quelques mesures de ma précieuse acquisition. Et la dégustation de cet album, enregistré en 1988 et 1989, se révéla encore au-delà de mes espérances! Dès la première note de "Blue Wing", je sus que j'avais affaire à un grand Monsieur. Et puis le son du Tom Russell Band était très original et le talent des membres du groupe, notamment le fidèle guitariste Andrew Hardin et le multi-instumentiste Fats Kaplin (accordéon, pedal steel, dobro, violon, harmonica) était éclatant. 11 titres écrits par Tom (ou co-écrits avec Ian Tyson, Nanci Griffith, Dan Zane, Katy Moffatt) et une reprise de "The White Trash Song" de Steve Young (référence supplémentaire si besoin était) constituaient 12 moments forts. Et l'impression ne s'est pas démentie avec le temps, bien au contraire. Un morceau se détachait cependant à la première écoute, "Gallo Del Cielo" avec un son mexicanisant (accordéon et tiple notamment), ses 6 minutes et son texte, véritable mini-scénario d'un film dont le héros, Carlos Zaragoza, avait élevé un coq de combat avec pour objectif de gagner assez d'argent "to buy the land that (Poncho) Villa stole from father long ago". Ce titre, écrit en 1979, figurait d'ailleurs déjà sur le premier album solo de Tom, "Heart on a Sleeve", paru en 1984.
Rien que des moments forts dans ce disque ("flawless from beginning to end" comme disait la critique), 12 titres servis par une voix exceptionnelle, grave et puissante, belle, en un mot.
Pour l'anecdote, ce disque au son très "texicain" avait été enregistré en Norvège. On note parmi les invités le guitariste autochtone Jonas Fjeld (qui enregistra plus tard deux superbes albums avec Eric Andersen et Rick Danko).
Étonnant, non? Pas vraiment. D'une part parce que la diaspora norvégienne a donné un certain nombre de grands artistes folk et country au Canada et aux USA, d'autre part parce que Tom Russell avait des attaches en Scandinavie (son grand père était né en Norvège - il sera plus tard l'un des personnage du concept-album de Tom "Man From God Knows Where") où il avait vécu.
Courte biographie: Tom Russell est né en 1950 à Los Angeles. Il a étudié la criminologie à l'Université de Californie, a enseigné au Nigéria (à l'époque de la guerre du Biafra), a vécu en Espagne et Norvège et a joué de de la musique dans un cirque à Porto Rico. Il a commencé sa véritable carrière musicale au début des années 70 dans des bars de strip-tease à Vancouver avant de partir pour le Texas. Là, il fit équipe avec la pianiste classique Patricia Hardin (rien à voir avec Andrew) pour deux beaux albums (réédités plus tard – moins 2 titres – en un seul CD, "The Early Years") avant la séparation en 1979.
À ce stade, Tom abandonna la musique et devint chauffeur de taxi dans le Queens, à New York. C'est là qu'il rencontra Andrew Hardin qui, après avoir entendu quelques titres, convainquit Tom de former avec lui un nouveau groupe. Peu de temps après, notre taxi driver eut pour client un certain Robert Hunter (parolier du Grateful Dead mais aussi artiste fort honorable en lui-même) à qui il chanta "Gallo Del Cielo". Hunter fut tellement impressionné qu'il invita Russell et Hardin, d'abord à le rejoindre sur scène au Bitter End, puis à devenir sa "première partie" régulière.
Puis ce furent "Heart on a Sleeve" (1984), "Road to Bayamon" (1987) et "Poor Man's Dream"… Et le reste est une longue et belle histoire dont chaque chapitre (le dernier à ce jour est "Love & Fear", paru en 2006) apporte son lot de ravissements.
Tom Russell ne viendra pas à la Pomme d'Ève pour la St Nicolas, et c'est bien dommage. Mais, s'il ne vient pas à vous, vous pouvez aller à lui...