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  • C'est grave, Docteur? (volume 2)

    NINETEEN-SIXTY-SEVEN

    Après la découverte de la musique (voir la note "C'est grave, Docteur?), il y eut le temps des hit parades. Époque magique qui permit à mes oreilles de se dévergonder et de découvrir des sons et des couleurs jusque-là insoupçonnés: Beatles, Rolling Stones, Kinks, Who, Animals, Spencer Davis Group, Them, Beach Boys, Bob Dylan, Donovan et tant d'autres. À l'époque, mon seul 33 tours était "Adamo à l'Olympia" (que j'écoute toujours avec beaucoup d'émotion et que j'ai d'ailleurs depuis racheté en CD) et j'appréciais, sans toujours beaucoup de discernement, une certaine variété française. Dans ce domaine je retiendrai essentiellement des artistes comme Hugues Aufray, Eddy Mitchell ou Dick Rivers. Et puis, je ne dédaignais pas d'écouter des gens comme Claude François (n'est-ce pas, mon frère, te souvient-il du "Jouet extraordinaire", de "Même si tu revenais", "J'attendrai", "Le temps des pleurs" et bien d'autres). Ce n'est que plus tard que je découvris que ces artistes aimaient et adaptaient des chanteurs ou groupes américains que, plus tard, j'apprécierais à mon tour. Puis vint l'année 1967. et là, ce fut le choc, l'explosion. Même si, pour moi, elle survint légèrement à retardement. On a souvent parlé du "Magic summer" de cette année-là. "Sgt. Pepper's", les Doors, Jimi Hendrix, "Whiter shade of pale" et beaucoup d'autres. J'ai donc eu envie de faire connaître ce qui, près de 40 ans après, reste pour moi une année de référence, au travers d'une dizaine d'albums. Oui mais voilà, en établissant ma liste, j'avais du mal à descendre au-dessous de la vingtaine! J'ai donc pris le parti de présenter ce dossier en deux parties consacrées chacune à à une rive de l'Atlantique. Tout est venu d'Amérique, mais c'est la Grande Bretagne qui a popularisé les musiques américaines. C'est donc par elle que je commence. 10 albums que j'écoute toujours avec le même plaisir, présentés par ordre alphabétique des artistes.

    Je dédie cette rubrique à Phil, qui m'a fait découvrir tant de belles choses et sans qui ma passion pour la musique n'aurait peut-être jamais existé.

    THE BEATLES    "SGT. PEPPER'S LONELY HEARTS CLUB BAND" À tout seigneur, tout honneur. On ne peut pas ne pas parler de 1967 sans évoquer ce disque qui est un tournant. Il marque la fin de ce qu'on appelait en France l'époque des Yé-Yés et le début (déjà perceptible dans "Revolver" en 1966) d'une approche beaucoup plus ambitieuse de la pop-music. Et puis il y avait la pochette, une vraie révolution. Pourtant, ce n'est pas mon album préféré des "Fab Four". Longtemps, je n'ai aimé que les Beatles d'avant "Sgt. Pepper's". Et en 1967 il publièrent aussi "Penny Lane", "Strawberry Fields Forever". Mais ce disque résiste sacrément à l'épreuve du temps et les mélodies sont là, imparables: "She's leaving home", "When I'm sisty-four", "Day in the life", et les autres… Et les arrangements dont plusieurs années ne duffisent pas à découvrir toutes les richesses. Un monument!

    THE BEE GEES    "BEE GES 1ST" Je le dis d'entrée: les Bee Gees ne sont pas, n'ont jamais été un groupe disco. Certains qui ne connaissent que "Saturday night fever" en sont pourtant persuadés. C'est le groupe de mes 15 ans, celui qui m'a fait découvrir mon amour des belles mélodies et des harmonies vocales originales. "Massachusetts", publié en septembre 1967 a été pour moi un vrai choc. C'est une histoire d'amour que je n'ai jamais reniée. Il m'en a pourtant fallu, du courage, les années suivantes, parce que, voyez-vous, cela ne se faisait pas d'aimer ce "groupe-guimauve, tout juste bon à emoustiller les adolescentes le samedi soir". Le mépris pour les frères Gibb était total dans l'hexagone, du moins dans la presse branchée (alors qu'aux USA, les Bee Gees étaient catalogué comme un groupe underground!). C'était aussi l'époque où l'on ne pouvait pas aimer les Beatles ET les Rolling Stones. Mais revenons-en à nos 3 frères, Barry, Maurice et Robin, tout juste de retour dans leur Angleterre natale après un exil d'une dizaine d'années en Australie où ils s'étaient taillé un jolie réputation. On les présenta comme des imitateurs des Beatles et ce fut leur drame. Car si l'influence est sensible avant 1967 et encore un peu sur certains titres de cet album, elle disparut très vite, les 2 groupes prenant des chemins musicaux très différents. Et les Bee Gees étaient incomparables dans le domaine de la mélodie, leurs harmonies vocales n'ont jamais eu d'équivalent et même leurs textes étaient beaucoup plus originaux que ceux de tous les groupes à succès de l'époque. Dans "Bee Gees 1st", quelques morceaux d'anthologie: le premier single anglais "New York mining disaster 1941", mais aussi "I can't see nobody", "To love somebody" (repris, entre autres, par Les Animals et Janis Joplin) et "Holiday". Et l'année 1967 vit encore la publication des singles "Massachusetts" et "World".

    CREAM    "DISRAELI GEARS" Cream (Eric Clapton, Ginger Baker & Jack Bruce) fut catalogué premier super-groupe de la pop-music. C'était surtout le groupe de "God" (surnom d'Eric) après ses passages au sein des Yardbirds puis des Bluesbreakers de John Mayall. Clapton était guitariste et très peu chanteur à l'époque. Ce groupe étaient comme beaucoup d'autres nourri aux sources du blues mais avait une approche différente de l'interprétation. La formule du trio, un son beaucoup plus lourd (la batterie de Ginger). "Fresh Cream", publié en décembre 1966 a été une influence pour beaucoup et a tracé la voie pour, notamment, Jimi Hendrix. En novembre 1967 parut "Disraeli Gears" qui comporte moins de morceaux de bravoure que le précédent, qui marque un virage vers le psychédelisme (cf. la pochette). Et puis il y a "Sunshine of your love", devenu un hymne pour beaucoup (y compris Hendrix), "Tales of brave Ulysses", "Strange Brew"… Un disque qui ne fait pas son âge.

    DONOVAN    "MELLOW YELLOW" C'est le seul disque de cette rubrique qui ne soit pas l'œuvre d'un groupe. Après des années (1964-1965) où il était surtout vu comme le Dylan anglais (quoi qu'écossais!), Donovan Leitch s'est rapidement démarqué de son aîné, même s'il a eu du mal à se débarasser de son étiquette. Ce fut d'abord "Sunshine Superman" en 1966 puis "Mellow Yellow", le single, grand succès des hit-parades, en France notamment. Le folkeux du début est devenu un artiste plus mûr, marqué lui aussi par le psychédelisme et les influences orientales. Il effectuera d'ailleurs plusieurs séjours en Inde, auprès du Maharishi, avec les Beatles. Ici, outre la chanson-titre, des morceaux comme le jazzy "Sunny South Kensington", le bluesy "Young girl blues" ou le sombre "Hampstead incident" se détachent de l'ensemble. En 1967, Donovan publiera également 2 albums pour enfants: "Wear your love like heaven" et "For little ones" (regroupés également sous le titre "A gift from a flower to a garden"".

    THE KINKS    "SOMETHING ELSE BY THE KINKS" De "You really got me" en 1964 à "Dandy" ou "Dead end street" en 1966, les Kinks ont enchaîné les hits avec une régularité confondante. Mais ce n'est qu'à partir de "Something else" que l'on s'est rendu compte que le groupe n'était pas qu'une machine à tubes. Cet album marque le début de la période la plus riche des Kinks qui s'achèvera avec "Muswell hillbillies" en 1971. Tout est parfait ici, le disque est plus calme, plus acoustique, que précédemment. Les ballades se substituent avec bonheur aux rocks plus durs. Et Ray Davies s'affirme comme un des grands songwriters de l'époque. Mais le petit frère, Dave, démontre ses qualités dans un "Death of a clown", émouvante mélodie aux couleurs dylanesques. Autres titres marquants: "David Watts", "Waterloo sunset" ou "Two sisters". La pop britannique avait vraiment changé de dimension cette année-là.

    PINK FLOYD    "THE PIPER AT THE GATES OF DAWN" Que n'a-t-on déjà dit sur cet album? Début et chant du cygne de de Syd Barrett qui sombra très vite dans la folie, la légende a sans doute embelli la perception qu'on en a eu. Il marque le début d'une ère nouvelle, même s'il est beaucoup moins aventureux que son successeur "Saucerful of secrets", et brille par son originalité. Mais rien n'autorise Roger Waters à revendiquer l'exclusif héritage du nom car David Gilmour , s'il n'est pas présent ici, était un proche dy Syd bien avant lui et a fait beaucoup pour le son et la gloire du groupe (D'ailleurs la justice a accordé aux seuls David Gilmour et Nick Mason le droit d'utiliser le nom de Pink Floyd). Cette querelle réglée, il n'en reste pas moins que ce disque est un vrai trésor qui comptient en gestation ce qui deviendra le grand Pink Floyd. Pour s'en convaincre, il faut écouter le morceau initial "Astronomy Domine" et le comparer à la version live parue plus tard dans "Ummagumma". L'histoire était en marche, et on ne le savait pas…

     

    PROCOL HARUM    "A WHITER SHADE OF PALE" Tout a déjà été dit sur ce méga hit de 1967. Je me souviens encore du choc de la première diffusion, sur Europe N°1. Mais l'album (paru sans titre à l'origine) recèle d'autres trésors comme "Conquistador", "She wandered through the garden fence" et l'instrumental "Repent Walpurgis", œuvre de l'organiste Matthew Fisher. Les influences classiques sont nettes, mais on sent également naître un style de rock nouveau de la part de ce groupe, directement issu des Paramounts, un des fleurons du blues British du milieu des sixties. Le 45 tours suivant "Homburg" était du même niveau. Mais le groupe a traîné comme un boulet, pendant des années, le succès de ses débuts. Beaucoup sont passés à côté d'un des plus grands groupes de l'histoire.

     

    THE ROLLING STONES    "BETWEEN THE BUTTONS" (UK version)

     

    Paru quelque mois avant "Their satanic majesties request"' d'un psychédelisme de mauvais aloi, et son célèbre "She's a rainbow", cet album n'a pas eu la même renommée.Et pourtant, il est sans doute l'un des 5 meilleurs albums des Stones. Pas de tube majeur ici. Les Ricains avaient d'ailleurs substitué, pour le vendre, à 2 titres d'origine les faces A et B du single "Ruby Tuesday" et "Let's spend the night together" (et cette version bâtarde fut jusqu'en 2002 la seule disponible en CD). Une unité de ton et de son, quelques pépites: "Connection", "Yesterday's papers", "Something happened to me yesterday" ou "She smiled sweetly". Mais chaque morceau pourrait être cité. Un vrai album, pas une suite de titres. Le digne successeur du sublime "Aftermath". Ensuite il y aura "Beggars banquet", "Sticky fingers" et "Exile on main street". Aucun autre album ne soutiendra la comparaison avec celui-ci, le plus méconnu de la discographie des Rolling Stones.

    TRAFFIC    "MR FANTASY" Parmi les tubes qui ont marqué mes années hit-parades, il y eut "Keep on running", "I'm a man" ou "Gimme some lovin'". Le Spencer Davis Group et LA voix de Stevie Winwood. Quand Traffic s'est formé, en 1967 (Steve Winwood, Dave Mason, Jim Capaldi et Chris Wood), le succès est arrivé assez vite avec "Smiling phases", "Hole in my shoe" ou "Paper sun" qui figurent sur la version US de l'album, mais pas dans le couplage anglais. Le morceau-titre, mais aussi "No face, no name, no number" ou "Heaven is in your mind" sont les moments les plus remarquables de cet opus d'un groupe qui se cherche encore et qui ne se trouvera vraiment que plus tard, après le départ du guitariste-chanteur-compositeur Dave Mason.

     

    THE WHO    "THE WHO SELL OUT"

    Comme leurs confrères, les Who évoluaient rapidement, passant à des œuvres plus ambitieuses qui vont les emmener au légendaire Tommy. Ce disque était envisagé à la fois comme un hommage et une satire de la publicité et de la radio, ce qui explique la présence ici de spots et de jingles entre les morceaux. Si ce projet n'a pas réellement été jusqu'au bout de son ambition, il comporte des thèmes qui seront développés plus tard, dans "Tommy" notamment ("Rael 1 and 2"). Et puis il a toujours des morceaux irrésistibles: "Mary Anne with the shaky hand", "Can't reach you" ou "I can't see for miles".

    Voilà donc la sélection arbitraire et subjective que je livre à votre lecture en espérant que tous ces albums, facilement disponibles, trouveront le chemin des oreilles encore vierges de leurs mélodies et de leurs rythmes. Prochain épisode, 1967 aux USA… Tout un programme, et encore une sélection difficile…

     

  • In Memoriam - François Béranger (1937-2003)

    J'ai depuis longtemps envie de parler de François Béranger. Sa chanson "Tranche de vie" en 1969 fait partie de celles qui m'ont marqué. Comme m'avait marqué, à la même époque "La route" de Michel Corringe (décédé dans l'anonymat en 2001). Pourtant, longtemps, je n'ai possédé qu'un seul album "François Béranger en public" double 33 tours enregistré en 1977 et publié l'année suivante. C'est un des premiers disques que j'ai gravés sur CDR, et qui m'a donné envie de le redécouvrir et donc de faire l'acquisition de ses rares CD disponibles. Un après-midi d'octobre 2003, j'en parlais, expliquant la tendresse que j'éprouvais pour le personnage, devant un chocolat chaud, à  JaPal qui me dit: "Mais je crois qu'il est mort, Béranger". Un choc! Je n'y croyais pas. Je savais qu'il mettait la dernière main à un projet qui lui tenait à cœur, un album de reprises de Félix Leclerc. Mais en lisant"Marianne", chez moi, je dus me rendre à la cruelle évidence: le cancer avait vaincu, une fois de plus.
    Parler de Béranger (François) n'est pas aisé. Je vais donc essentiellemnt citer des extraits significatifs de sa biographie (auto) écrite en 1994 et que l'on peut trouver sur le web: http://www.futur-acoustic.fr
    "Je suis né, je mourirai. La formule est commode : elle permet de faire la plus courte bio du monde ! … Pour être clair, disons qu'une biographie n'a d'intérêt que si l'œuvre de l'auteur est signifiante. Mon oeuvre est-elle signifiante ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, en revanche, c'est que la bio d'un chanteur doit faire 25 lignes maximum pour être lue en diagonale par des présentateurs pressés, ou des journalistes en mal de copie. Ce qu'on lira ici ne répond pas à cet impératif. Je m'en tiendrai donc, pour les gens pressés, à la citation du début : je suis né, je mourirai."
    François est né en août 1937, par hasard dans un village du Loiret, près de Montargis, au lendemain du Front Populaire. Son père travaille chez Renault, à Billancourt. Militant syndicaliste. Son enfance est marquée par les luttes sociales (déjà) puis par la guerre: l'occupation, la résistance, la libération.
    "Mon père est un autodidacte. On le mit sur le tas à douze ans, après le Certificat. La jeunesse de mon père est un roman de Zola. Sa mère, ouvrière chez Coty à Suresnes, prit ses trois mômes sous son bras et planta là son mari, pour cause d'enfer alcoolique. C'était la Belle Epoque de l'Absinthe. Mon père devint ainsi chef de famille à quinze ans.
    De 45 à 51 ou 52, il est élu député d'un département où l'a parachuté une grande formation politique. C'est un orateur de talent : il fait vibrer les foules des réunions électorales et réduit ses contradicteurs au silence. Je suis, debout sur ma chaise, un de ses fidèles supporters. Il abandonne la politique quand les alliances qu'on lui propose lui semblent trop puantes. J'ai une grande admiration pour la manière dont il a mené sa vie; pour ses prises de position; pour ses luttes; pour sa dignité, son dévouement; pour la façon dont il s'est élevé tout seul, sans renier quelques idées fortes auxquelles il croit, jusqu'à renoncer à une carrière. Et une grande tendresse aussi."
    L'ascension sociale de son père lui permet, comme il le dit lui-même, de faire quelques humanités. Mais…
    "En première, dans un lycée à Paris, me vient l'idée saugrenue que l'enseignement est une chose bien fade, sans intérêt, qu'il faut envoyer tout ça aux orties pour se colleter avec la vraie vie. Mes parents en sont tristes, mais respectent mon choix. Ainsi, en septembre 54, je deviens ouvrier chez Renault. Mon père, après ses députations, y est retourné aussi ! Mais cette fois à la Direction Générale, chargé des relations avec les parlements... (en 36, il y était ouvriertourneur...). C'est insolite et original de travailler en usine et d'avoir fait du grec et du latin. Les prolos et fils de prolos n'y comprennent pas grand-chose : qu'estce que je fous là ? C'est difficile de leur répondre : comment leur expliquer que je veux vivre autre chose, à eux pour qui lycées et universités sont un monde inaccessible. Assez vite je me rends compte qu'on ne se prolétarise pas comme ça, et que la culture, l'enseignement reçus, font une sacrée différence dans l'appréhension du quotidien".
    Vient ensuite l'aventure d'une troupe de théâtre-amateur : La Roulotte. Mime, danses folkloriques, marionnettes, chant, théâtre, deviennent l'essentiel de ses loisirs. Il devient ainsi comédien et chanteur et compose ses premières chansons, façon folklo, imitant Félix Leclerc, un des premiers à chanter avec une guitare. Et il se voit bien devenir professionnel... Mais l'Histoire en décide autrement.
    En effet, c'est l'armée "Bon pour le service" et, après un passage par Berlin, la guerre, qui ne dit pas son nom, d'Algérie. L'appellation officielle de la guerre d'Algérie est "Opération de Maintien de l'Ordre"... Quelques phrases de François suffisent à décrire l'horreur:
    "Notre région est plutôt calme, car pacifiée quelques mois avant par la Légion. Reste une poignée de fellagas imprenables, planqués dans les douars alentour qui, finalement, se rendront, démoralisés par leur solitude, pour être aussitôt torturés. Certains à mort. Après avoir crû à "la Paix des Braves" qu'on leur proposait...

    Bien sûr, la torture. Omniprésente. Institutionnalisée. Pratiquée systématiquement à grande échelle. Jusque sur des enfants. C'est l'affaire de "spécialistes", mais tout le monde est au courant. Ceux qui sont contre ne la ramènent pas, par crainte de représailles qui sont nombreuses et variées dans la vie militaire (corvées supplémentaires, affectation dans un poste dangereux, brimades). Beaucoup y sont favorables. Je parle des appelés. Ça fait partie de l'arsenal de la guerre subversive. C'est la guerre, quoi!"
    "Parfois, par un besoin bizarre de justification, les services de renseignements font circuler des photos des exactions rebelles. On y voit, par exemple, un vieux couple de paysans pieds-noirs sagement couché dans son lit. Quand on y regarde mieux on voit qu'ils sont entièrement dépecés. Ou telle autre photo avec, en gros plan, des soldats français morts, le sexe coupé dans la bouche. Ça produit son effet sur la troupe.
    Mais quand les cris interminables des hommes torturés s'échappent des caves du Quartier Général, les sourires sont jaunes, les cuites plus nombreuses au mess de la troupe. Et quand on apprend, un matin, que le bourreau en chef, boucher de son état, sous-officier d'active, est mort d'une décharge de chevrotines à bout portant dans la tête, la chambrée applaudit... On n'a pas retrouvé la tête."

    "J'ai connu des pieds-noirs libéraux - artisans, commerçants, fonctionnaires - qui voulaient que ça change pour retrouver la paix et continuer à vivre dans ce pays qui était leur. Certains sont morts de leurs convictions, beaucoup ont connu les plastiquages et la terreur. Aussi me suis-je souvent échauffé quand, de retour en France, on me demandait de décrire le pied-noir comme le sale colon qui fait suer le burnous, de conformer mon récit au manichéisme de gauche. Si toute ma sympathie allait aux algériens et à leur espoir d'indépendance, je savais aussi l'inextricable déchirement des piedsnoirs. Une Histoire sans générosité finit toujours en conflits sanglants. Mais l'Histoire est ce que les hommes en font. Est-elle jamais généreuse ?
    Depuis 35 ans je constate tristement que rien - ou si peu - n'a évolué. Que le monde reste invariablement soumis aux règles du profit, de l'exploitation, du racisme, en un mot à l'imbécillité la plus crasse.
    Pour les torturés, la peur, la honte, les morts, les blessés.
    Pour la tête pulvérisée du bourreau.
    Pour le mensonge généralisé.
    Pour l'inutilité absurde de cette guerre.
    Pour le racisme rampant ou affiché.
    Pour l'imbibition alcoolique des sous-offs anciens d'Indochine.
    Pour tant d'années et de jeunesse perdues.
    Pour les illusions définitivement envolées.
    Pour m'avoir ouvert les yeux sur la réalité du monde.
    Pour tout ça, finalement, merci à l'armée!
    Cependant je rapporte dans mon sac d'autres images qui ne sont ni de mort, ni de peur, ni d'ennui. La gentillesse des gens. Malgré tout! Les petites filles arabes qui vont puiser l'eau, chargées comme des baudets. Le courage des femmes qui assurent la continuité de la vie dans les douars sans hommes. Et les couleurs de l'Afrique, où je retournerai souvent plus tard pour retrouver, intactes, la chaleur, l'hospitalité et la dignité."
    Le retour est difficile. Sa fille Emmanuelle naît quelque jours après. Mais il faut se réadapter.
    "La réinsertion va être dure ! C'est d'abord renouer avec les siens. Essayer. S'apercevoir qu'aucun récit ne peut traduire la réalité de ce qu'on a vécu. Qu'on vous écoute avec gentillesse ou commisération, et voilà tout. Que cette page d'histoire écrite par toute une génération de jeunes français n'est pas perçue comme une guerre, mais comme une vague expédition lointaine et exotique. J'ai compris, à cette époque, pourquoi les anciens combattants se réunissent et se racontent : personne ne peut imaginer la réalité d'une guerre sans l'avoir vécue. Alors on enfouit. On occulte. Sans savoir que ce pseudo-oubli va vous empoisonner pour longtemps."
    C'est le retour chez Renault, mais là encore, impossible de réadapter. Pendant quelques années, François va œuvrer dans le milieu du cinéma, puis de la TV. Et arrive Mai 68.
    "Je n'aime pas les jeunes ou les vieux crétins qui parlent des soixante huitards. D'autant qu'ils ajoutent souvent : attardés... Chez les jeunes, l'emploi de ce terme méprisant trahit une rancoeur : celle de n'avoir pas vécu le truc. D'être né après. Ou d'avoir entendu leurs parents ou leur grand frère radoter comme les anciens combattants, sur des exploits imaginaires. Chez les plus âgés, c'est l'aveu qu'ils sont restés chez eux, par trouille de la rue. Ou qu'ils étaient carrément contre. J'aurais plutôt de la sympathie pour le soixante-huitard, malgré le ridicule de son look : jeans sales, cheveux longs et gras. Il exprime souvent de vieux rêves utopiques qui aident à vivre. Il continue à ne pas croire aux merveilleux modèles de sociétés que le Monde nous offre aujourd'hui. Et il a bien raison. Mais la race est éteinte jusqu'au prochain ras-le-bol. La plupart des vrais soixante-huitards ont rangé leurs rêves dans leur poche et leur mouchoir dessus. C'est bien triste. Certain se sont suicidés ou sont devenus dingues. C'est respectable. Une minorité d'entre eux a embrassé les idéaux (si l'on peut dire) combattus becs et ongles pendant quelques années. Les plus radicaux des maoïstes sont devenus de respectables et efficaces chefs d'entreprise, soucieux de leur réussite, puisque, n'est-ce pas, nous sommes condamnés, dans cette société, à réussir ou à crever. Ils ont trahi leurs idées, et surtout leur jeunesse. Serge July est le plus célèbre d'entre eux."
    Pour ceux qui veulent en savoir plus sur l'opinion de Béranger sur July, se reporter à l'intégrale de la bio!
    "On m'excusera pour ce moment d'aigreur : il y a un style de trahison qui laisse ma mémoire intacte."
    Mais revenons à Mai 68 : il y a la rue, les inconnus à qui parler sans retenue et puis, un soir, au Quartier Latin, il voit une douzaine de jeunes composer une chanson collective, l'écrire à la craie sur un mur et faire chanter les passants. Il ressort du grenier sa vieille guitare de La Roulotte et entreprend d'écrire, à nouveau, des chansons.
    Fin 68, avec six amis, il crée une société d'étude et de réalisation en relations publiques. Mais au fil des mois son enthousiasme s'émousse : le client a toujours raison puisqu'il paie, fut-il le plus réac ou le plus idiot.

    Avec sa vieille guitare il a enregistré une douzaine de chansons sur un minicassette et les fait entendre à ses associés. Un de ses collègues, à son insu, transmet cette cassette à une directrice artistique chez CBS. On lui propose de signer un contrat de cinq ans pour enregistrer des disques. Tiens! Pourquoi pas? Il signe. Après le succès de "Tranche de vie" paraît le premier album eponyme en 1970.

    Il y a bien sûr "Tranche de vie" mais aussi une reprise de "À la Goutte d'Or" de Bruant et puis "Une ville", "Natacha"... L'ambiance oscille entre acoustique et électrique avec même quelques parfums de Brésil... Et déjà ce mélange de tendresse et de révolte...
    "CBS (multinationale US) et son patron ne sont pas précisément des révolutionnaires... Mais la logique commerciale veut qu'on tente de récupérer toutes les tendances à la mode. J'en suis une. En avant ! Mon premier 45t voit le jour avec une seule chanson : Tranche de Vie. Pour écouter la chanson entière il faut retourner le disque : la fin est sur la face B. Le pari commercial de CBS est juste : Tranche de Vie, pour l'époque, est une chanson originale dans la forme et dans le fond. Et le chanteur n'en est pas un! Ça amuse les programmateurs : je rentre dans les play-lists. Un certain public, frustré de son explosion soixante-huitarde, suit le mouvement et achète le disque. Dans la dynamique de ce premier succès CBS me fait enregistrer un premier 30cm qui, lui aussi, marche bien. Ainsi devient-on chanteur... La pochette de cet album est un collage de Martine Hussenot qui résume assez bien l'esprit de l'époque : Lénine statufié soutient d'un doigt nonchalant le logo de la multinationale CBS... A moins que le geste veuille dire : je vous l'ai bien mis. Des petites filles fraîches lessivent le socle de la statue, sous le regard d'un clown hilare et inquiétant. Devant elles, un tas de pavés qui n'attendent qu'à être lancés. Quelques fleurs y poussent. Plus loin, un CRS énorme charge un petit homme, tout seul sur le quai désert d'une gare de banlieue. A l'intérieur de la pochette : album de famille, avec Emmanuelle, ma fille, Stéphane, mon fils né en 62, une femme kabyle, les chars russes à Bratislava, des lavandières de La Goutte d'Or, et moi, avec l'éternelle Julie sur l'épaule (c'est le perroquet de la famille)."
    Vient un second album ("Ça doit être bien") avec le groupe américain Mormos, installé à Paris. Mais le succès n'est pas là et la séparation avec CBS intervient, à l'amiable. Il rejoint, en 1972, une petite société de production animée par son premier éditeur : l'Escargot-Sibecar, où il restera 10 ans et enregistrera 8 albums.
    C'est ensuite le temps de faire de la scène, par nécessité commerciale d'abord, par passion ensuite. Le succès et la complicité avec son public ne se démentiront jamais.
    Les débuts sont acoustiques, d'inspiration folk, mais Béranger veut donner à ses chansons, d'inspiration urbaine selon lui, un environnement musical qui leur corresponde : la musique électrique. La rencontre, en 1973, avec Alarcen lui donne l'occasion.
    "Jean-Pierre Alarcen est un guitariste génial. J'emploie le terme à dessein. Un vrai musicien, à la technique sure et variée, qui sait rester à l'écoute de la chanson. Alarcen vint, avec sa guitare, son talent, sa gentillesse et son humour. Il vint aussi avec sa sono et son camion..., apports techniques inestimables que nos moyens financiers à l'époque nous interdisaient. Quand j'ai connu Alarcen son intention était d'arrêter le métier. Ses expériences passées, déjà nombreuses, l'avaient dégoûté du showbiz. Son projet était... de faire des livraisons avec son camion (reliquat avec la sono, d'un groupe qui n'avait pas marché). C'était un pur et dur - il l'est resté - résolu à ne pas transiger avec l'idée qu'il avait de la musique. Cette intransigeance explique en partie qu'il n'a pas fait la carrière qu'il aurait pu faire. Cette rencontre , la constitution d'un groupe électrique, furent pour moi un grand bond en avant. On restera cinq ans ensemble."
    En 1973, avec Alarcen, commence l'ère électrique . Une centaine de concerts par an, festivals, fêtes politiques, galas de soutien.
    "Sur cette période, qui durera jusqu'en 1980, j'ai voulu écrire un récit de souvenirs. Que je n'ai pas écrit ! (Bof... Un livre de plus!) J'y aurais raconté la ferveur, l'émotion, la sympathie, le plaisir, les gags, la violence et les affrontements parfois. Le pied géant qu'on y a pris! J'aurais dit pourquoi - où que j'aille en France, encore aujourd'hui - des inconnus (et des inconnues aussi...) me sourient et me saluent comme si j'étais de la famille. La grande famille que c'était... En vérité, j'ai de beaux souvenirs. Mais pas de nostalgie, ni de mélancolie. En 1978, après un mois de spectacles à l'Elysées-Montmarte, à Paris, et quelques concerts dans les prisons, le groupe Alarcen et moi nous nous séparons. On a fait, ensemble, le tour de la question. Alarcen fonde son groupe. Tout est bien. "

    Quatre 30cm avec Alarcen seront publiés: "Le monde bouge" (74), "L'alternative" (75), "En public" (double, 77), "Participe present" (78)

    "François Béranger en public", c'est pour moi le premier et toujours la référence. Enfin édité en CD en 2005. Un groupe exceptionnel: Jean-Perre Alarcen, Jean-Loup Besson, Gérard Cohen, Serge Millerat et Francis Lockwood. Et tous ses grands classiques: ceux du premier album, mais aussi les brûlots que sont "Manifeste" ou "Magouille blues". À découvrir encore maintenant...

    Après Alarcen, ce sont de nouveaux musiciens dirigés par Bertrand Lajudie, pour trois ans et trois 30cm : "Joue pas avec mes nerfs" (79), "Article sans suite" (80), "Da capo" (81)
    En 82, après le dépôt de bilan de l'Escargot- Sibécar (c'est le sort des petites productions indépendantes...) il est sous contrat chez RCA qui produit Da Capo et... le pousse vers la sortie.
    "La société est sur le point de se faire avaler par Ariola, qui met comme condition au rachat le dégraissage d'un bon nombre de chanteurs français. (Ah! Le dégraissage! Doux vocable qui va marquer de son esprit toutes les années 80).
    Puis c'est la période sabbatique, sept ans de silence...
    "De 82 à 89, j'ai vécu... ma vie. Farniente (glandage), voyages, musique, travaux alimentaires pour vivre.
    En 89, je rencontre Francis Kertekian, patron de Justine, heureux de me produire un album. Et moi donc! Avec Valmont, on fait un disque ("Dure-Mère") exclusivement avec des machines (sauf un titre), et... 60 concerts dans toute la France".
    "Justine, la boîte de prod de Francis Kertekian se fait absorber par Fnac-Music. Ça recommence! Je me retrouve dans une boîte qui n'a vraiment pas envie de moi. Ni moi d'eux. Beaucoup de fric, beaucoup de moyens, mais un dialogue artistique nul, dans une structure de gestionnaires. Dommage..."

    "Dure-Mère", un son nouveau et puis une reprise / adaptation de "L'Internationale"... Le lion n'a pas fini de rugir...

    Dans sa bio, d'une lecture passionnante, François Béranger nous donne son point de vue sur la chanson en général, sur la dictature des médias, sur ses chansons.
    "En octobre 90, j’ai reçu une lettre anonyme que je reproduis ici : «La violence des mots, des images, s’oppose à l’édulcoré, au gentil, au bien léché, au bien sucé, à la variette, au non-dit. A cette provocation répondent souvent indifférence ou hostilité médiatiques. Normal. Ce monde a une réalité, mais défense d’en parler hors normes. Tes chansons ont toujours été des urgences, des coups de boutoir à l’emporte-pièce, qui n’ont pulvérisé ni tes rêves ni ta tendresse. La beauté sera convulsive ou ne sera pas».
    Sur mes chansons je ne ferai aucun commentaire. Ce que j'ai à dire y est contenu. Qu'on les écoute attentivement est ce qui peut leur arriver de mieux. Elles sont l'expression de mes convictions ou de mes expériences. Aucune n'est artificielle, concoctée pour plaire. Je ne fabrique pas de produits à la mode. Le suivisme et le mimétisme ne sont pas mon fort. Je crois qu'on est bon quand on est soi-même. Je crois aussi, majeure ou mineure, que la chanson est une forme d'art et que l'art doit être subversif, bousculer les idées reçues, les formes existantes. Je me trouve bien timide dans le domaine de la subversion... Si c'était à refaire j'essaierai d'aller plus loin, de taper plus fort, voire d'être démago, comme certains, pour gagner plus d'audience. (Mais la pratique de la démagogie à outrance serait en contradiction avec ce que je suis : incapable, sans rire de moi-même, de me livrer à la comédie mensongère de certains engagements de pur opportunisme...)
    Sur scène, j'ai toujours distancié. Mon comportement a toujours voulu dire : une chanson n'est qu'une chanson, pas un fusil ou une grève; je ne suis pas une star, mais un mec comme vous, ni prophète ni messager; les drames, les conflits, les dénonciations n'empêchent pas le rire, le sourire et l'humour; passons un moment ensemble... Ça n'implique pas l'amateurisme : j'ai toujours essayé de présenter des spectacles bien ficelés musicalement et techniquement. Ces chansons, bref, j'ai essayé de les rendre efficaces. Je n'y suis pas toujours parvenu. Leur taux de réussite, selon mes critères, restera mon secret ..."
    Et puis l'artiste conclut (nous sommes en 1994, je le rappelle) par une dissertation sur l'avenir de la chanson.
    "Je ne suis ni désespéré, ni cassé, ni battu. Les constats que je fais, les dénonciations que je tente sont l'expression d'un certain esprit de résistance. S'il faut, un jour, chanter clandestinement dans les catacombes, pourchassé par les limiers de la police culturelle (!), j'y serai. Car il y a LA CHANSON! Aussi vieille que les hommes. Le produit-chansonnette-savonnette bien mode, bien torché, bien sexy, bien rythmé est souvent comme un crachat à la face du monde. Il y a cette femme, en Somalie, berçant son enfant squelettique qui va mourir de la connerie des hommes... Et elle lui chante une chanson! Tout finit par des chansons".

    Mais la carrière de notre homme ne s'est pas arrêtée là. Il y eut encore "Mamadou" ("Quand t'as pressé le citron, il faut jeter la peau"), hymne anti-rasciste, "Combien ça coûte" en 1997, "En public 98"' en 1999,  le prémonitoire "Profiter du temps" en 2002.

    "Je voudrais quoi qu'il arrive / Profiter du temps / Du temps qui me reste à vivre / Tant de temps, si peu de temps...". Tout est dit. À noter la reprise de la chanson de Gabin "Quand on s'promène au bord de l'eau" du film "La belle équipe", retour à l'époque du Front Populaire.

    Et ce foutu 14 octobre 2003, avant la sortie de "19 chansons de Félix chantées par Béranger"… Chienne de vie…

    C'est le disque hommage, le disque du retour aux sources, message d'adieu et d'amitié, "dédié aux amis de 'La Roulotte', perdus de vue, disparus, dispersés aux quatre vents: à la jeunesse, quoi..."

     

  • Naissance d'un marathonien

    J'ai sous-titré ce blog "Musique & Marathon" mais je n'ai pas encore parlé de course à pied… Voici donc ma première production en la matière…

    Pendant mon enfance, j'aimais courir. Mais je ne courais pas vite, du moins, en étais-je persuadé. Il est vrai que je me mesurais toujours à des camarades, à l'école ou ailleurs, qui avaient 1 ou 2 ans de plus que moi au minimum et, quand on a moins de 14 ans, ce sont des années qui comptent.

    À 13 ans, repéré par l'entraîneur du club de football local (ancien capitaine d'une équipe professionnelle à l'occasion d'une finale de coupe de France présidée par Charles de Gaulle) pendant un concours de tirs au but organisé lors de la kermesse annuelle de ce club, je devins un pratiquant (officiel) du ballon rond. Ma carrière, quoiqu' honorable, n'est pas restée dans les annales. J'aimais trop le sport pour le sport et ne me sentais pas à l'aise dans une logique guerrière qui commençait à prédominer dès la fin des années 60.

    Mais le football m'a permis de découvrir que je n'étais pas un mauvais coureur et que, même, je courais beaucoup plus vite que les autres une fois que j'étais en mouvement. Lors d'un cross organisé en classe de 3ème, j'ai même découvert que je pouvais semer mes camarades de classe sans effort.

    Et c'est ainsi que jusqu'en 1970 j'ai pu occasionnellement, entre deux matches, démontrer quelques qualités de sprinter long, réalisant des temps intéressants notamment sur 200 ou 400m.

    Ce fut ensuite la parenthèse pendant de longues années, avec une timide reprise en 1977, pendant mon service national en Allemagne. Bien sûr, de temps en temps, plein de bonnes résolutions, je décidais de reprendre le footing, mais ces résolutions duraient à peine plus que ce que durent les roses, l'espace de quelques matins.

    Et puis je devins père de famille en 1982 et, très vite, dès qu'elle approcha de ses 2 ans, je me rendis compte que ma Fillotte avait des dons réels pour la course. En 1993, après le cross de son collège où elle surclassa toutes les filles et même les garçons de son âge, elle entama une carrière d'athlète qui lui permit de se confronter au haut niveau pendant plus de 10 ans.

    La première fois que je l'ai vue en compétition, c'était en janvier 1994 à l'occasion du championnat départemental de cross-country. En assistant aux différentes courses du jour, notamment celle des vétérans (hommes et femmes), je me dis que ce qu'ils pouvaient faire, JE pouvais le faire. Je fis donc le pari de prendre une licence et, l'année suivante, de participer à ces championnats et de ne pas finir dernier (très ambitieux, non?).

    Le surlendemain, je commençais l'entraînement et, le dimanche suivant, ce fut ma première compétition, à plus de 41 ans: 5 km dans un village meusien. Ce fut un vrai supplice. Je passerai donc pudiquement sur ma performance du jour pour ne retenir qu'une chose: j'avais attrapé un virus qui ne m'a pas quitté depuis.

    La seconde course fut, en août, le "Cross de l'Espace", organisé à Narbonne Plage, couru pieds nus dans le sable brûlant et avec 2 passages dans une eau de mer qui paraissait glacée. Un superbe souvenir! Ensuite ce fut l'automne, l'enchaînement (raisonnable) des courses et la première licence. Courses sur routes, puis cross (où j'atteignis mon objectif) et à nouveau la route. En février, deuxième corrida dans le village meusien de mes débuts et une performance améliorée de 4'30" (ce qui donne une idée de la médiocrité de celle de l'année précédente).

    Je n'avais pas à l'époque l'ambition, ni même l'envie, de faire des courses longues. 10 km me paraissaient une limite raisonnable. Mais sport et raison ne sont pas toujours compatibles.

    C'est ainsi qu'en avril 1995, je me rendis avec mon club à Ay Champagne (commune bien connue des cruciverbistes) où étaient organisés un 10 km et un semi marathon (21,1 km). Je décidai au dernier moment de m'inscrire sur cette dernière distance, ce qui n'était pas raisonnable. Je n'avais en effet pas suivi de préparation spécifique (indispensable si l'on veut dépasser l'allure du footing tranquille). Et puis il faisait plus de 20° à l'ombre (et il n'y avait pas d'ombre) alors que le mardi précédent il neigeait et que le vendredi il faisait -5° au lever du jour. Et comme à mon habitude, je suis parti trop vite. J'avais donc décidé d'abandonner, épuisé et démoralisé, un peu après la mi-course, quand un "ancien" de mon club, me rejoignant alors que je marchais au bord de la route, me secoua en ces termes: "Tu n'as pas le droit d'abandonner avec le maillot du club sur le dos!". Je suis donc allé jusqu'au bout.

    Le vainqueur de ce jour-là s'appelait Pascal Fetizon. Gloire de l'athlétisme champardennais et lorrain, plusieurs fois sélectionné en équipe de France (Cross, Semi Marathon et Marathon) mais d'une modestie et d'une gentillesse exemplaires, il préparait la coupe du monde de marathon à laquelle il devait participer à Athènes 15 jours après. Le croisant sur les interminables lignes droites d'Ay, je fus impressionné de le voir, loin devant les autres, avec le sourire (pour lui, ce n'était qu'une course d'entraînement). Sur le chemin du retour, j'appris qu'il souhaitait revenir dans sa Marne natale, après quelques années dans les Vosges et qu'il était à la recherche d'un emploi. Il avait été licencié, lorsqu'il était cadet et junior, dans mon club où il n'avait laissé que de bons souvenirs. Je me dis donc que je pouvais essayer de faire quelque chose pour lui, compte tenu de mon métier de l'époque. C'est ainsi que j'ai pu l'aider à décrocher un CDD à temps partiel, bientôt amélioré par une convention locale lui permettant de dégager du temps pour l'entraînement (il devint ainsi champion de France de marathon, sur le marathon de Paris, en 1996). Il obtint ensuite un CDI à temps complet par le biais d'une convention d'athlète de haut niveau avec la Direction de la Jeunesse et des Sports lui permettant de consacrer la moitié du temps au sport. Par la suite, il est devenu champion de France, d'Europe et du Monde sur la distance de 100 km.

    Au cours d'une conversation dans un couloir (nous parlions plus d'athlétisme que de travail!), il me demanda si j'avais l'intention de faire un jour un marathon. Ce à quoi je répondis: "21 km, c'est déjà trop long (surtout moralement) alors, le marathon, c'est hors de question! Ou alors peut-être en 3h30". Je revois encore son regard amusé lorsqu'il me répondit que 3h30, ce n'était pas facile à réaliser (son record était de 2h14'35"). Mais pour moi, le chapitre marathon ne devait jamais s'ouvrir, c'est du moins ce que je croyais ce jour-là.

    Dimanche 6 avril 1997, je regarde le marathon de Paris sur France 3 et, quelques minutes après le départ, en voyant les concurrents passer Place de la Bastille, une évidence s'impose à moi: je ferai le marathon de Reims programmé le 12 octobre suivant. Cette ambiance, ces couleurs, cette joie des coureurs lorsqu'ils franchissent la ligne d'arrivée après avoir souffert, j'ai envie de connaître cela aussi. Le jour-même, lors de mon footing dominical, patatras! Chute et entorse de la cheville gauche. Mon marathon commençait de manière idéale…

    Mais ma résolution n'en faiblit pas pour autant. Et puis j'avoue que ma motivation s'est trouvée renforcée par le fait que je ne rencontrais que des gens (famille et club) qui tentaient de me dissuader. "Ce n'est pas raisonnable… Tu es trop vieux… Tu es trop grand… Tu n'as pas la morphologie… Ta foulée est trop longue…". J'ai tout entendu mais, parfois (qui a dit souvent?) je suis têtu.

    Bref, me voici vers le 14 juillet date fixée pour le début de mon plan d'entraînement. 3 mois à tenir quelles que soient les conditions météo, quelle que soit l'envie. 3 mois avec des séances agréables, d'autres rébarbatives, mais qu'il faut faire. Et puis quelques passages permettant de vérifier la pertinence de la préparation: 2 ou 3 compétitions (10 km et semi marathon) et une sortie footing plus longue. Cette dernière eut lieu 4 semaines avant la course sur un peu plus de 30 km avec 2 copains de club (meilleurs que moi) que je retrouverais au départ de 12 octobre. Ce jour-là, c'était l'état de grâce (il a même fallu m'arrêter pour que je ne fasse pas quelques kilomètres de plus, ce qui eut été stupide). Et à l'issue de la séance, j'ai annoncé mon objectif: entre 3h12' et 3h20'. Là encore, j'ai cru rencontrer des regards sceptiques…

    Dimanche 12 octobre 1997, lever très matinal pour un repas d'avant course, à 6h30 du matin. 75 kilomètres en voiture et le stress qui commence à monter, l'estomac à faire des nœuds. Je me mets en tenue, vérifie une dernière fois le serrage des lacets et je me rends en trottinant au pied de la Cathédrale de Reims où sera donné le départ. Pas d'échauffement réel pour une course si longue, compte tenu du niveau de performance espéré, les premiers kilomètres permettront de monter en rythme, tout doucement.

    20 minutes avant le départ, la plupart des concurrents sont déjà là, à piétiner, à tenter de ne pas avoir froid. Emmitouflés dans les sacs poubelles, certains ressentent le besoin de satisfaire un dernier besoin naturel (on boit beaucoup avant la course).

    10h15, enfin, le pistolet retentit. Les fauves sont lâchés… Le premier kilomètre est en descente légère, il ne faut pas se laisser gagner par l'euphorie, surtout ne pas aller trop vite. C'est facile, très facile. Le chronomètre est consulté chaque kilomètre, suis-je dans le bon tempo? Pas moins de 4'30" à chaque borne. Les choses vont bien mais, au bout de 20 minutes, je me rends compte que Reims n'est pas Paris. Beaucoup moins de monde sur la route (un peu plus de 2000 coureurs) et surtout des zones industrielles désertes à traverser. Et des zones urbaines où il faut demander aux spectateurs de nous encourager pour qu'on ne les confonde pas avec les réverbères. Qui n'a pas couru sur une longue distance ne peut pas comprendre à quel point le soutien du public est important pour nous, les anonymes! À ce propos, je vous parlerai un jour du contre-exemple, la superbe course Sedan – Charleville, et du merveilleux public Ardennais.

    Bref, les bornes sont avalées, sans souffrance Je dois penser à me ravitailler à chaque contrôle, boire et manger. Au fond de moi, néanmoins, sourd une angoisse (on pense beaucoup, en courant). Le fameux mur du 30ème ou 35ème kilomètre, vais-je le connaître?

    Le passage au semi marathon se fait en 1h30'15". Trop vite? Oui, mais je me sens tellement bien, je dois me retenir. Au 30ème kilomètre, je passe en 2h09'22", tout va toujours très bien. Et puis, insensiblement, les foulées sont plus lourdes, les faux plats plus raides et, surtout, les pensées deviennent négatives. Le temps était doux (14° au départ), d'un coup je trouve qu'il fait trop chaud. Alors je prends une éponge et me la passe sur les jambes. Mais l'eau est glacée et me voici avec des crampes. Je pense à l'abandon, je me sens seul dans cette zone désertique et je me demande qui a inventé ces ronds-points qui cassent l'harmonie rectiligne de la route. Et ces ponts qu'il faut escalader deviennent de vrais murs. Tiens, à propos, le mur du 35ème kilomètre, je sais ce que c'est maintenant!

    Mais la raison revient: il n'y en a plus pour si longtemps, après tout, et je suis toujours en avance sur mon objectif. La souffrance est toujours là, réelle, mais la tête se remet dans le bon sens, et les jambes suivent, moins vite, mais chaque foulée rapproche du but. Un passage près de l'arrivée, encore une boucle de 5 kilomètres. La flamme rouge. Le dernier pont à grimper, au-dessus de l'autoroute A4. Et enfin la plongée vers le tapis rouge d'arrivée, avenue Marchandeau. Et là, c'est le bonheur à l'état pur. Je l'ai fait, en 3h11'14". Je pleure et je ris en même temps, la fatigue, l'émotion, tout se mélange. Je l'ai fait. Et déjà, j'ai envie de recommencer.

    Et j'ai recommencé, l'année suivante, améliorant mon chrono de près de 5 minutes. Et pourtant j'étais déçu parce que j'avais craqué moralement à 3 km de l'arrivée, sans raison, alors que, physiquement, je pouvais continuer pendant un certain temps.

    Le 9 avril prochain, je devais participer au marathon de Paris avec le dossard 18739. Mais je devrai renoncer. Cette fois, c'est le corps qui m'a trahi.

    J'espère que ce n'est que partie remise. J'espère que quelques-uns parmi mes nombreux 4 ou 5 lecteurs auront un jour envie de tenter l'aventure. Pour l'ambiance, pour l'effort gratuit, pour la beauté du sport.

    Et dites-vous bien qu'un marathon, c'est moins difficile qu'on ne le croit. Ça ne dure que 3 heures, ou 4 heures, ou 5 heures, selon son niveau ou son envie. Il faut simplement s'astreindre à une discipline rigoureuse (mais pas spartiate) pendant 10 à 12 semaines. Et celui qui va au bout gagne le respect, même des meilleurs.